Auteur Titre Œuvre Siècle
Michel Perrin Celui qui vient d'ailleurs Le petit Albert et autres contes à découdre XXI°

  Thème Genre Technique d'écriture Forme de discours
Mots-clés La guerre
La société
Roman Métaphore  Comparaison
Métonymie  Périphrase
Narratif
Précisions Les planètes     Tonalité humoristique

Celui qui vient d'ailleurs

Le soleil cognait dur. Le sable en était brûlant. Entassés, agglutinés entre la dune et l'écume qu'ourlait chaque vague finissante, les corps dénudés, étalés, luisaient, ruisselaient.

Joe s'épongea à nouveau le front et prit un autre Coca dans la glacière. Joe, ce n'était pas son vrai nom mais pour le commerce ça sonnait mieux : plus américain, plus moderne, mode... CHEZ JOE, voilà ce qu'on pouvait lire en grosses lettres bien nettes sur la pancarte au-dessus de la buvette. CHEZ JOE : BOISSONS-GLACES-FRITES - et aussi des hot dogs, des hamburgers, des pin's, des cartes postales en couleur, des bibelots-souvenirs en forme de coquillages.

« Saleté de soleil ! », songeait Joe en sirotant son soda.

C'était un grand type tout maigre au teint pâle. Jamais il ne réussissait à bronzer. Il attrapait juste des coups de soleil qui lui faisaient comme de longues balafres sur sa peau blafarde. Et Joe détestait le soleil. Joe détestait et le soleil et le sable et les estivants. Les gosses, surtout !

Sur le comptoir en plastique imitant le bois, son transistor beuglait, couvrant ainsi les bruits, les cris de la plage. Entre deux chansonnettes - refrains sans paroles, grésillements sans mélodies - crépitaient les flashs d'informations, entrelardés de pubs. Ça bardait encore, quelque part dans un pays au nom imprononçable ; un pays dont les auditeurs avaient jusqu'à maintenant ignoré l'existence, un pays qu'ils oublieraient bientôt. Régulièrement, la grande menace revenait : crise internationale, risque de guerre mondiale. Mais c'était loin, ailleurs...

« Saleté de soleil ! », se disait toujours Joe, ignorant les propos alarmistes distillés par la radio.

Il détestait vraiment, profondément le soleil, néanmoins c'était grâce à lui s'il vendait ses boissons et ses glaces. N'importe, il détestait ! Surtout que, maintenant, c'était l'heure creuse. Les gens pour la plupart digéraient, mollement, longuement vautrés sur leurs serviettes, leurs matelas pneumatiques, somnolant sous les parasols, les journaux déployés. Quant aux autres, ils étaient agglutinés dans les restaurants qui se déversaient en troupeaux de tables jusque sur les terrasses, les trottoirs. Seul, de temps en temps, un gamin s'amenait, qui lui faisait déballer tous ses esquimaux, ses cornets, ses petits pots, pour finalement repartir sans rien acheter.

« Saleté de gosse ! »

****

Justement  ! Voilà qu'un de ces maudits petits galopins se dirigeait vers la buvette. Cependant, il ne venait pas directement. Il louvoyait ; de tours en détours, il se rapprochait peu à peu, d'une démarche oblique, comme celle d'un crabe ou d'un ivrogne. Ou d'un crabe ivrogne, pourquoi pas ?

Depuis un moment déjà, Joe l'avait repéré : un drôle de petit bonhomme à la peau bien bronzée, presque dorée, et aux grands yeux clairs comme deux petits lacs de haute montagne sous un ciel d'été immensément bleu. Il y avait quelque chose de curieux en lui. Quoi ? le marchand de glaces-et-sodas n'aurait su le dire exactement : les mots lui manquaient.

****

Le gamin, zigzaguant entre les bronzeurs, les bouées, les pédalos, regardait tout autour de lui tel un gosse qu'on aurait mené au zoo pour la toute première fois. Mais s'il observant tout, rien ne semblait l'étonner. En fait, il avait plutôt l'air de chercher quelque chose, quelqu'un peut-être.

Joe posa sa bouteille de soda sur le comptoir en simili bois et, sans quitter des yeux le petit bonhomme, alluma une cigarette extirpée d'un paquet bariolé. Le gamin portait un étrange slip de bain tout argenté qui, de loin, paraissait fait de feuilles de métal. Le grand type maigre et pâle ricana en silence. « Sûrement un reste de panoplie des Héros de l'Espace », se dit Joe à propos du maillot du marmot. Les Héros de l'Espace était l'une de ces séries télévisées idiotes dont raffolaient les gosses. Sans doute, le petit bonhomme se prenait-il pour un cosmonaute ou un extraterrestre... « Une bêtise dans ce genre », se marmonna le grand gars blafard en tirant sur sa cigarette.

Enfin, après avoir vadrouillé sur la plage, le gamin s'arrêta à quelques mètres de la buvette. Ses grands yeux d'azur parcoururent l'inscription sur la pancarte. Un instant, le curieux petit bonhomme hésita. Il regarda encore tout autour de lui - sur la grève, entre dune et écume, la petite baraque en planches semblait être la chose la plus importante. Finalement, lentement, il s'approcha du comptoir. Accoudé, les yeux mi-clos, la cigarette suspendue aux lèvres, sans rien dire, sans bouger, Joe le laissa venir.

****

Le gamin se planta devant la buvette et leva ses grands yeux clairs sur le marchand de glaces et sodas. Toujours silencieux, Joe jeta nonchalamment son mégot à terre, l' écrasa sous son espadrille et tourna le dos au petit visiteur. Puis il fit mine de s'affairer dans sa réserve, entre les casiers de bouteilles et les bacs réfrigérés.

Indifférent à la chaleur, au soleil qui frappait, les pieds nus dans le sable brûlant, sans s'agiter, sans parler, le petit bonhomme attendait patiemment.

« Curieux, pensa Joe en jetant un œil par-dessus son épaule. D'habitude, ces gosses sont toujours pressés, excités. En général, ils n'arrêtent pas de piailler, de trépigner, de réclamer. Lui, non. Peut-être qu'il est complètement idiot... »

Enfin, légèrement intrigué, le grand type maigre se retourna. Le gamin à la peau dorée et au slip argenté était toujours là, planté de l'autre côté du comptoir.

« Un entété », se dit Joe, allumant une autre cigarette.

Et lentement et longuement, le marchand tira plusieurs bouffées de son petit cylindre d'herbe, rejetant de-ci de-là des nuages ronds et bleutés. Mais le petit bonhomme ne semblait pas s'impatienter. Il paraissait installé, posé dans l'instant, dans l'espace. En plein soleil, immobile, silencieux, il attendait. Et ilne transpirait pas, lui. On aurait dit même qu'il respirait la lumière, le vent, la mer.
- Alors, fit enfin Joe, tu veux quoi ? Un esquimau ? Un soda ?

Sans ciller, les yeux bleus dévisagèrent le grand type maigre qui tétait sa cigarette.
- T'es muet ? timide ou quoi ?

Alors, d'une petite voix qui chantait, qui coulait comme l'eau d'une source limpide, le gamin répondit :
- Excusez-moi, monsieur. Êtes-vous un représentant du... du gouvernement de cette petite planète ?

Le long corps efflanqué soudain se raidit et la cigarette faillit tomber des lèvres exsangues et décharnées.

« Allons bon, encore un cinglé de gosse abruti par les séries télévisées  ! », se dit Joe, baissant le volume de la radio qui parlait de l'imminente guerre mondiale. Puis, tordant la bouche, il redemanda :
- Esquimau ou soda ?
- Non, non merci, fit la voix qui chantait. Ce que je voudrais, c'est rencontrer quelqu'un de votre gouvernement planétaire et...
- Quoi ? Qu'est-ce que tu me chantes là ?

Les yeux bleus semblèrent soudain s'agrandir comme s'ils cherchaient à démasquer la face du marchand, à s'insinuer dans sa pensée.

En plissant le front, Joe fixa le curieux petit bonhomme.
- Dis donc, des fois, tu serais pas en train de te payer ma figure ? aboya-t-il.
- Me payer votre figure ? répéta le gamin sans comprendre. Puis il parut réfléchir et ajouta : Ah, vous voulez dire me moquer de vous, c'est ça ? Oh, non ! Je suis... Comment dites-vous déjà ? Ah oui ! Je suis sérieux...
- Idiot, oui ! Dans mon idée, grogna Joe, t'as reçu un coup d' soleil sur ta p'tite caboche... Peuff... gouvernement mondial, j't'en ficherais moi !

Les yeux bleus devenaient immenses à présent.
- Vous... Vous voulez dire que, sur cette toute petite planète, vous n'avez même pas de... de gestion concertée ?
- Gestion concertée ?...

Alors non seulement ce gosse était idiot mais en plus il était fou. Il parlait d'un gouvernement planétaire alors que, rarement, deux individus arrivaient à s'entendre, à se supporter plus de cinq minutes. La raison d'être des pays qui divisaient le globe, n'était-ce pas de se faire la guerre, militairement ou économiquement ? Et la guerre, n'était-ce pas la seule occupation qu'avaient ces étranges animaux qui s'appelaient les humains ?

Pensivement, le marchand de sodas alluma encore une autre cigarette en lorgnant le gamin toujours planté sur le sable brûlant.

« Peut-être qu'il s'est échappé d'un asile... », se dit Joe.
- Dis-moi, mon garçon, tu viens d'où comme ça ?

Sans parler, l'étrange petit bonhomme leva le bras et pointa son index, désignant le ciel. Machinalement, le grand type maigre et pâle regarda en l'air. Là-haut, un grand cerf-volant rouge virevoltait dans la lumière, parmi les mouettes aux cris plaintifs.

« ... Bien c'qu' j'pensais : un idiot et un fou... »
- Alors, comme ça tu débarques tout droit d'la planète Mars ?

Le gamin secoua lentement la tête, un peu étonné peut-être.
- Mais non ! De tout ce système solaire si loin de la Grande Confrérie Galactique, seule votre petite planète est habitée. Sur ce que vous appelez Mars, il n'y a personne. Enfin, plus personne...
- Ah, mais oui, bien sûr ! Tout l'monde sait ça ! hein ?

Et, mine de rien, tout en bavardant avec le gamin, Joe essayait d'attirer l'attention de l'un des CRS qui surveillaient baigneurs et surfeurs.
- Alors, reprit l'étrange petit bonhomme, vous pouvez me dire où je trouverai quelqu'un du gouvernement planétaire ? Je suis venu de très loin, des étoiles, sans haine ni armes ni violence...
- Sans haine ni armes ni violence ? Alors, tu es vraiment un extraterrestre, répliqua cyniquement le marchand de glaces. Mais, à ce type du gouvernement, que vas-tu lui dire ?
- Eh bien, par exemple, je pourrais révéler comment guérir toutes les maladies, et comment supprimer la pollution qui est en train de détruire votre monde. Mais, si je suis venu, c'est pour vous éviter une troisième et dernière guerre mondiale...
- Ouais ouais, joli programme ! Tu veux un soda ?

Enfin, là-bas, le CRS avait remarqué les signes furtifs que Joe lui adressait depuis un moment. Lentement, le gendarme s'approcha de la buvette.
- Et une glace ? Ça te dirait une glace ?
Le gamin secoua la tête.
- Écoutez, monsieur le Terrien, vous n'avez pas l'air de comprendre. Je viens d'ailleurs, de très très loin...

« Ah, un idiot, un fou et étranger en plus ! » se dit Joe, examinant plus attentivement la peau dorée du gamin et se demandant si celle-ci ne cachait pas un teint basané. Puis, à voix haute, il déclara :
- Tiens, en v'là un d'représentant du gouvernement !


****

Quand une grosse main velue lui tapota sur l'épaule, le petit bonhomme ne se retourna pas, comme s'il savait déjà qui se tenait derrière lui, le CRS qui lui dit :
- Alors, on est perdu ?
- Perdu ? répéta le garçon. Mais comment pourrait-on se perdre dans un si petit système solaire ? D'ailleurs, ma... ma soucoupe volante, comme vous appelez ça je crois, est posée juste là-bas, de l'autre côté de la grande dune.

Le CRS haussa les sourcils.
- Soucoupe volante ? Hum, je vois !

D'un air entendu, il regarda Joe puis, se retournant vers le gamin, il déclara :
- Écoute, tu vas me suivre jusqu'...

Mais jamais il n'acheva sa phrase. Sous le coup de la surprise, il demeura bouche bée, les bras ballants : devant la buvette, plus personne ! Le petit bonhomme s'était volatilisé...

Pendant un moment, les deux hommes scrutèrent la plage à la recherche de la petite silhouette dorée. En vain. L'étrange enfant avait disparu ils ne savaient où ni comment.


****


- Bah, lâcha finalement le gendarme, sers-nous donc deux bières, Joe !

Et Joe posa deux canettes fraîches sur le comptoir.
- Rarement vu un gamin aussi cinglé, marmonna-t-il entre deux gorgées.

Le CRS acquiesça. Puis, tranquillement accoudés, ils sirotèrent leurs bières en silence. Le marchand de glaces et sodas augmenta le volume de la radio. Il y avait un nouveau flash d'actualités. Les hostilités, avaient démarré.
- Ça va mal, là-bas ! annonça le gendarme. Pour éviter une autre grande guerre, il nous faudrait quelqu'un d'exceptionnel ! Un genre de Jésus-Christ...
- Oui, ou un extraterrestre, répondit Joe.

Les deux bonshommes ricanèrent. Ils ricanaient encore quand, soudain, une espèce de déflagration retentit, quelque part de l'autre côté des dunes. Alors ils sursautèrent et tournèrent la tête. Ils avaient cessé de rire. Là-bas, soulevant des tourbillons de sable, quelque chose s'élevait par-dessus la plage, par-dessus les vagues. Les bronzeurs, les baigneurs, les surfeurs, tous s'étaient amassés et levaient les yeux, effarés, affolés. Dans le ciel, une sphère scintillante glissait, auréolée d'une nuée d'oiseaux marins. Puis, tel un chat gigantesque, l'étrange engin se mit à ronronner et, brusquement, fusa vers les étoiles, abandonnant dans son sillage une pluie d'étincelles.